Il y a à peine plus d’un an, à Sivens, Rémi Fraisse mourait à 21 ans. Ce n’était pas un « anarcho-libertaire » mais un jeune botaniste. Certains ne se sont pas privés de dire (en termes moins choisis) : mais qu’allait-il donc faire dans cette galère ? Simplement, Il participait à une manifestation contre la dévastation d’un espace naturel par un Grand Projet qu’il jugeait inutile. La violence ne venait pas de son fait, mais de forces « de l’ordre » qui concluaient ainsi dramatiquement un mois de brutalités envers les squatters de la ZAD du Testet (leur zone à défendre).
A la suite du sociologue et philosophe Edgar Morin, nous devons prendre conscience que notre civilisation est en conflit ouvert. Conflit entre les valeurs productivistes du siècle dernier, et celles qui tentent d’émerger pour répondre aux crises prévisibles : changement climatique, danger énergétique, pénurie alimentaire.
Je ne me lancerai pas dans une diatribe contre le capitalisme, il y des sources plus talentueuses que moi pour se renseigner. Mais on peut comprendre que des « élites » qui sont pour la plupart nées pendant les trente glorieuses, et dont les plus jeunes ont été éduquées par la doctrine néo-libérale, tendent à pérenniser le système qui les a promues.
Luttes pour la vie
Nous vivons désormais dans une société qui n’a retenu du darwinisme que le « struggle for life ». Ce type de combat de sélection pour la vie n’engendre-t-il pas une violence subie par les perdants (chômeurs, jeunes, nouveaux pauvres) ? Violence aussi d’ailleurs pour beaucoup de ceux qui sont encore préservés (insécurité de l’emploi, course à la rentabilité, mal être).
Devant l’injonction paradoxale entre exhortation à la consommation et paupérisation accrue, comment s’étonner de la recrudescence des atteintes à la propriété, et des révoltes passées dans les « quartiers » de nos banlieues ? Mon propos n’est pas d’excuser les délinquants par nature, mais la répression ne résout pas le problème de fond et fait enfler l’abcès en entretenant l’antagonisme. Reste qu’en maintenant temporairement l’ordre établi, elle tranquillise l’électorat (ce qu’il en reste).
D’ailleurs plus personne ne s’étonne, la violence est aujourd’hui banalisée : par la presse, par les séries télévisées, par le jeu vidéo … Tout le monde veut voir du sang, à condition qu’il soit virtuel. Le monde entier est un bain de sang, mais pas virtuel pour les victimes : idéologies, avidité, petits chefs, opprimés, migrants … Guerres et conflits n’arrêtent pas. N’est-ce pas le signe que la domination d’un système occidental malade n’est pas supportable pour les pays du « sud » ?
Dans notre bulle européenne, on se croit à l’abri en renforçant nos outils sécuritaires, dont la floraison prend pour alibi cette violence généralisée. Doit-on continuer d’accepter une dérive devenant franchement liberticide, qu’elle soit rose, bleu, ou bleu-marine ? Benjamin Franklin aurait dit : « ceux qui sont prêts à abandonner une liberté fondamentale, pour obtenir temporairement un peu de sécurité, ne méritent ni la liberté ni la sécurité ».
Luttes pour la liberté
C’est donc un autre paradoxe que les lois et directives visent au formatage du comportement des individus alors que l’individualisme est exalté dans le cycle production/consommation, avec du pain (un peu, dur à gagner), et des jeux (beaucoup, pour oublier). C’est une autre source de conflit car tout le monde n’est pas enclin à cette docilité, ni contaminé par le virus du « chacun pour soi ». En particulier chez les « vieux », qui savent encore ce qu’était le Programme du Conseil National de la Résistance, et chez les « jeunes » en quête d’espoir pour les années qu’ils vont vivre. Alors ils protestent contre le désengagement de l’Ėtat, la capitalisation du système social, les énergies fossiles, l’agro-business. Ils réfutent la stratégie de survivance des acteurs politiques et économiques qui prétendent maîtriser les crises par un green-washing qui bat son plein pour la COP21.
Pour ces contestataires, la croissance n’est plus une panacée soutenable à l’infini, inventer véritablement le « moderne », c’est se tourner vers un modèle civilisationnel différent (souvenons nous que l’ile de Pâques est morte de son obstination). L’objet n’est pas un retour vers un passé arriéré, mais d’aller vers « une alternative humaine d’avenir ». Darwin avait parlé aussi de mutations et de symbioses.
Et faute de vrai débat public, la situation devient violente entre des entreprises qui tiennent à « lifter » par la technique leur modèle productiviste, et des activistes militants qui défendent une autre conception de la société et de l’aménagement du territoire (faucheurs volontaires, Confédération Paysanne, GreenPeace …). Et l’Ėtat n’est pas en reste pour poursuivre en justice les assimilés « casseurs », mais aussi les désobéissants civiques.
Luttes pour le territoire
Car une autre forme de violence est l’imposition aux citoyens de Grands Projets présentés comme d’intérêt public. Dans notre pays qui est endetté jusqu’aux yeux (une année de PIB !) il y a une cinquantaine de ces GPII (grand Projet Inutile et Imposé). Partout sur ces projets sont artificialisés des centaines d’hectares précieux pour leur captation de carbone : espaces naturels, forêts, et terres agricoles. A l’occasion donc de la COP21, pour manifester à Paris contre ces actes qui contredisent la parole officielle, des convois viendront de certains territoires en lutte : Roybon, Bure, Notre Dame des Landes …
Et là ça nous concerne directement : une étape de regroupement des convois est prévue sur le Plateau de Saclay. Ils auraient pu choisir Europa City à Gonesse, mais Saclay est sur la route venant de l’ouest. Il faut dire aussi que la démesure du Grand Projet Paris-Saclay et son empreinte écologique, ça n’est pas mal non plus comme valeur symbolique.
Le tocsin
Alors les Renseignements Généraux paniquent et la presse rameute l’opinion : des Black Blocs pour saccager le centre de recherche et d’enseignement scientifique de visibilité mondiale !
Des « anarcho-libertaires », il y en aura certainement dans les convois, mais aussi de ces « écolos » qui prônent le « vouloir vivre ensemble », et des membres d’organisations contestataires mais respectables. Il serait étonnant que si près du but, ces derniers laissent dégénérer des velléités de débordement.
Quant aux Black Blocs, ne fantasmons pas. Que viendraient-ils se perdre à Saclay quand leur cible est certainement Paris. Et que la France rétablit le contrôle aux frontières à partir du 13 novembre !
En m’interdisant de penser à un plan machiavélique (qui consisterait à susciter la violence pour discréditer les mouvements de lutte), je crois que le risque peut venir aussi des autorités :
- interdire le parcours ou en imposer un inacceptable,
- blocage ou fragmentation du convoi par les forces de l’ordre,
- et il n’y a pas que certains manifestants qui rêvent d’en découdre.
Que craignent Thalès, Areva, Danone, et autres centres de recherche ? Rien en fermant la RD128 y accédant et en disposant un cordon de garde aux entrées du CEA.
Le mieux serait donc de ne pas interférer maladroitement sur un parcours où quand même quatre maires ont une cause à défendre : l’enterrement du métro !