de Pierre Veltz
Comment vont évoluer nos villes dans les décennies à venir ? Nous avons tendance à croire que les choix structurants sont ceux des grands acteurs publics et privés. Et si, à moyen terme, la force principale de changement était celle des modes de vie, des choix des individus, de leurs façons de voir le travail, la résidence, la consommation, la mobilité ? Cette hypothèse est d’autant plus plausible que les formes économiques émergentes sont en train de bouleverser les cadres qui ont formaté depuis des décennies notre vie quotidienne et celle des entreprises. Cette économie émergente sera plus fluide, plus légère et plus collaborative. Plus fluide : un atout majeur des milieux métropolitains est de permettre la reconfiguration permanente de chaînes d’acteurs et d’activités qui remplacent progressivement les organisations hiérarchiques et rigidement distribuées dans l’espace de l’ère taylorienne. Plus légère : pour la plupart des activités, les contraintes techniques de localisation (énergie, matières premières) sont beaucoup moins prégnantes que dans le passé, même proche. La masse des activités tertiaires n’exige guère plus que l’accès, désormais ubiquitaire, à l’Internet. Plus collaboratif : l’accès prime sur la possession (Airbnb, autopartage, etc.). Les biens, les informations et même l’énergie s’échangent de manière plus horizontale, selon des canaux inédits.
Une question cruciale est de savoir si les grands acteurs de la fabrique urbaine sont en phase ou en décalage croissant avec ces nouvelles tendances. Comment répondre à la pression croissante des individus pour retrouver une relative unité de lieu entre emploi et résidence ? En Ile-de-France, les salariés, surtout jeunes et éduqués, votent de plus en plus avec leurs pieds en faveur des métropoles moyennes, où le rapport entre qualité et coût de la vie est bien meilleur, et la vie quotidienne moins disloquée par les transports. Ils refusent les heures passées dans des trains bondés ou sur des autoroutes saturées, pour retrouver des écrans d’ordinateur aujourd’hui disponibles partout !
S’agissant des objets immobiliers, il n’est pas certain que l’usine sera toujours l’usine, le bureau toujours le bureau. Un retour du « manufacturing », allégé et non polluant, dans les coeurs urbains est possible, comme on le voit à San Francisco, par exemple. Pour le travail tertiaire, de nouvelles formules émergent : espaces créés par la puissance publique comme les Smart Work Centers hollandais, centres de « coworking » organisés par les firmes, ou collaboratifs et informels, à l’échelle d’une résidence par exemple. Combien de salariés pourraient travailler chez eux, au moins partiellement, et en sont empêchés simplement parce qu’ils n’ont pas la pièce en plus qui permettrait d’être tranquille ?
Cette déspécialisation naissante des objets immobiliers peut s’accentuer. D’ores et déjà, l’hybridation des fonctions dans des espaces historiquement très typés est frappante (les aéroports devenant des centres commerciaux, par exemple). L’émergence de tiers lieux, aux fonctions ouvertes, répond à des besoins de fonctionnalité finalement assez homogènes et simples (plus besoin d’unités informatiques centrales ; avec le cloud, plus besoin de bureaux coûteux rigidement câblés), et surtout à des besoins de sociabilité et de convivialité qui deviennent un attribut essentiel de ces espaces.
Le cycle économique et urbain qui s’ouvre est bien celui de l’économie fluide, légère et collaborative, centrée sur un monde de professionnels éduqués mettant les choix de vie en première priorité. La ville devrait dès lors s’organiser toujours davantage autour d’une fonction « résidentielle élargie », le logement étant le pivot central de l’organisation temporelle des individus, mêlant habitation, production, commerce, éducation à l’échelle du quartier ou même de l’immeuble. Les acteurs, publics et privés, de la fabrique urbaine auraient tort de s’enfermer dans le perfectionnement des produits du passé, alors que s’invente, encore dans les marges, un avenir urbain profondément différent.
Pierre Veltz, chercheur, est PDG de l’établissement public Paris-Saclay
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